Sine Saloum

L’Aire Marine Protégée Communautaire de Bamboung, un exemple réussi de gestion communautaire du milieu

   

 

Le Sine Saloum est un vaste dédale de fleuves et de bras d’eau de mer, appelés bolongs, qui s’enfoncent dans les terres, serpentant au milieu de mangroves dont les palétuviers ont des racines chargées d’huîtres. Située à quelques 60 miles au sud de Dakar, l’étroite passe de Djifere permet de pénétrer dans le fleuve Saloum, entrée impressionnante en raison de son étroitesse. Le chenal rase la côte sur bâbord, à quelques mètres seulement d’un alignement de pieux où reposent des oiseaux de mer, alors qu’à tribord la houle du large vient mourir sur d’importants bancs de sables en un déferlement d’écume. La navigation à la voile dans cette zone réputée poissonneuse est complexe en raison des innombrables hauts fonds sableux ou vaseux qui bougent au gré des marées et que l’on peine à repérer en raison de l’opacité de l’eau, fortement chargée en matières en suspension. Le calme de ces plans d’eau protégés des vents grâce aux palétuviers, la richesse de ce milieu en éléments nutritifs, les lieux de pontes et de cachettes infinis que représente l’enchevêtrement des racines émergées des palétuviers, font de ce delta un vivier très favorable à la prolifération de nombreuses espèces de poissons et de crevettes. Cependant, la pression de pêche croissante exercée par une multitude de pirogues locales ou provenant de villages sénégalais éloignés, voire de Gambie, a engendré une forte diminution des stocks. Des poissons aussi symboliques que le thiof, de la famille du mérou, sont sur le point de disparaître de ces mangroves qu’ils affectionnent pourtant tellement. A bord de nos voiliers Kaneka et La Belle Verte, nous avons décidé de nous rendre dans l’Aire Marine Protégée Communautaire de Bamboung (AMPC) afin de témoigner d’une expérience réussie de préservation du milieu en réponse à la raréfaction de la faune marine. La clé du succès de cette entreprise réside avant tout dans l’implication des populations locales. C’est pourquoi nous sommes allés à la rencontre de ces villageois engagés, conscients de l’urgence et de l’intérêt de cette action exemplaire.

 

 Entrée du fleuve Saloum, passe de Djifere

 

 

Equipage de Kaneka (en haut) et de la Belle Verte (en bas)

 

            Il nous aura fallu trois jours de navigation attentive pour atteindre l’entrée du bolong Bamboung. Si la remontée du Saloum n’est qu’une formalité en raison de la largeur et de la profondeur du fleuve, il est beaucoup plus subtile de s’aventurer dans les bolongs, où la quille de nos voiliers rase bien souvent les fonds, où le bateau s’immobilise parfois d’un coup, planté dans un banc de sable traître, nous laissant circonspects ou rageurs selon notre responsabilité plus ou moins évidente. A plusieurs reprises il nous aura fallu lutter à coup de moteur poussé à plein régime ou à l’aide d’une ancre lourde pour nous dégager de ces pièges malgré tout inoffensifs car toujours exempts de roche. Lorsque nous pénétrons dans le Bamboung, munis d’une autorisation spéciale car la zone est interdite à toute navigation,  nous sommes accueillis par la pirogue des surveillants. Leur rôle est fondamental car ce sont eux qui, depuis le mirador posté à l’entrée du bolong ou à bord de l’unique pirogue motorisée de l’AMPC, empêchent les intrus de venir pêcher ou de ramasser les huîtres et les coques de Bamboung. Nous n’avons parcouru que quelques miles dans cette réserve, et nous sommes déjà stupéfaits de l’incroyable diversité de la végétation et de l’abondance des poissons qui bondissent de part et d’autre des voiliers. Depuis trois jours que nous vivons dans le Sine Saloum, jamais nous n’avions eu le droit à pareil concert de sauts. Ici, les poissons peuvent festoyer en toute quiétude. Pas de filet, pas de ligne de pêche : les seuls ennemis sont les carnassiers ainsi que les nombreux oiseaux. Lorsque nous posons nos ancres à quelques centaines de mètres de l’extrémité du bolong, après 16 km de méandres enchanteurs, nous découvrons le campement éco-touristique crée en 2004 afin de permettre à l’AMPC de s’autofinancer. Nous sommes accueillis par Aboulaye Diamé, le gérant du campement, par un chaleureux « Bienvenus les marins ! ».

 

 

Le mirador, un passage obligé pour travailler dans l’AMPC Bamboung 

 

Kaneka et la Belle Verte au mouillage à Bamboung

 

 Campement de Keur Bamboung

 

Accompagnés de Babacar, l’un des villageois travaillant dans l’AMPC, nous ne tardons pas à partir à la découverte des mangroves et de la savane entourant le campement. Entre deux observations botaniques ou faunistiques, il nous explique les raisons de la création de l’AMPC ainsi que son implication précoce dans ce projet. Comme la plupart des habitants des 14 villages environnants, Babacar était pêcheur et cultivateur. Dans les années 1990, les prises se font de plus en plus rares et certaines espèces semblent avoir déserté les eaux salées des bolongs. La cause de cette dégringolade de la ressource, observée sur l’ensemble des eaux sénégalaises, réside dans la pression croissante exercée par les 15 000 pirogues motorisées pratiquant une pêche artisanale mais qui n’en est pas moins destructrice. Si l’on ajoute à cette flottille les quelques bateaux-usines asiatiques croisant au large, les poissons n’ont que peu de chance d’en réchapper. L’exportation, qui représente les deux-tiers de ces prélèvements, a un rôle considérable dans ce constat. Selon des études menées par l’IRD (Institut de Recherche et Développement), alors que l’on pêchait en moyenne 140 kg de thiof par heure en 1970, seuls 10 kg finissaient dans les filets des pêcheurs en 1998 ! Consciente de l’ampleur des enjeux, l’ONG environnementale Océanium, basée à Dakar, décide d’intervenir en créant une aire marine protégée. Les mangroves ayant un rôle particulièrement important en tant que nurserie et réserve de biodiversité, l’ONG s’oriente rapidement vers le Sine Saloum pour mettre en œuvre une action de terrain. Selon Jean Goepp, coordinateur chez Océanium,  « l’implication des populations locales était une condition nécessaire à la réussite d’une telle entreprise ». C’est pourquoi le terme « communautaire » a été ajouté à la fin de la dénomination d’aire marine protégée.

 

 

La plupart des pirogues sont motorisées, mais certaines profitent du vent pour économiser de l’essence

 

En raison de sa richesse écologique et de la forte motivation de quelques habitants de la région de Toubacouta, le bolong Bamboung est pressenti pour abriter l’AMP. Ainsi, en s’appuyant sur Ibrahima Diamé, un habitant du village de Soukouta, Océanium lance une campagne de sensibilisation au sein des 14 villages environnant en organisant des séances de « cinéma-débat ». Babacar fait parti des quelques pêcheurs qui ont de suite adhéré à cette idée. En 2003, date à laquelle les villageois interdisent la pêche dans le bolong de Bamboung, ils sont ainsi plusieurs bénévoles à se relayer à l’entrée du bras de mer afin d’empêcher les intrusions de pêcheurs. Ce sont ainsi 7200 ha qui sont protégés le long des 18 km du bolong. Un décret présidentiel vient officialiser la mise en réserve de cette zone en 2004.

Mais le travail de sensibilisation est encore long. Babacar nous fait part de la difficulté de compréhension de la part d’un certain nombre d’habitants qui voient d’un mauvais œil la fermeture d’un lieu qui appartenait jusque là à tous. « Certains vont jusqu’à penser que l’ONG souhaitait s’emparer de Bamboung pour l’exploiter par la suite » nous confie Babacar, qui ajoute : « au début du projet, certains villageois ne m’adressaient plus la paroles dans le village ». Socialement, l’engagement de ces sénégalais, pour la plupart sérères ou mandingues, est lourd de conséquences, d’autant plus que deux ans durant, leurs activités de surveillances ne sont pas rémunérées. Mais qu’importe, Babacar a confiance dans ce projet et mise sur l’avenir. Par tranches de 48h, à deux, ils vivent isolés aux alentours du mirador, attentifs au moindre bruit de moteur, de jour comme de nuit. Le rôle de surveillant est fatigant et peut s’avérer dangereux. Un jour après que nous ayons quitté Bamboung, nous avons appris que l’un des surveillants s’était fait agressé par un braconnier. « L’une des difficultés que rencontrent les surveillants, nous raconte Mamadou, qui a comme tous ici accompli cette mission, est qu’ils n’ont pas l’autorisation d’appréhender les braconniers. Lorsqu’un pêcheur est repéré dans la zone, les surveillants doivent contacter un responsable de l’AMPC qui avertira les autorités. En attendant leur arrivée, il arrive que la situation dégénère ». Au sein du campement, tous ont débuté par le rôle de surveillant, et chaque nouvel employé passe inévitablement par la case mirador afin d’avoir conscience de l’importance et de la difficulté de cette mission très respectée.

 

 

Babacar nous expliquant l’histoire de Bamboung au cours d’une marche dans la mangrove

 

  Les bords de Bamboung sont parsemés de majestueux baobab où pendent de gros pain de singe, ce fruit que l’ont mange tel quel ou dont on fait une délicate boisson

 

Afin que la démarche soit viable, un campement éco-touristique a été construit au sud de la zone protégée, qui par ailleurs est inhabitée. Des cases aux murs de briques et de pailles et aux toits de chaumes, à 2 km du village de Sipo, permettent d’accueillir un maximum de 24 touristes et une dizaine de journaliers logent sur place. L’eau provient d’un puits et l’énergie obtenue à l’aide de quelques panneaux photovoltaïques ne sert qu’à alimenter quelques ampoules à basse consommation. La vocation de ce campement est de financer la surveillance de l’AMPC. L’argent gagné est divisé en trois part égales : l’une permet de financer les activités de surveillance (salaires, carburant pour à la pirogue, entretien du mirador…) ; la seconde constitue un fond d’investissement qui permet d’entretenir le campement et d’en assurer le fonctionnement (salaires, entretien des cases, achat de la nourriture…) ; et la troisième part est reversée à la communauté rurale regroupant les 14 villages impliqués dans l’AMPC.

 

 

Le campement dans la lumière du soir. A la saison des pluies, le vert de l’herbe remplace le dorée du sable

 

Les résultats de la mise en réserve de Bamboung ne se font pas attendre. Plusieurs fois par an, l’IRD effectue des campagnes de recensement de poissons. Depuis la création de l’AMPC, soit en moins de 5 ans, pas moins de 23 nouvelles espèces ont été identifiées sur les 74 qui peuplent la zone ! Pour compléter ces études, un pêcheur local vient d’être embauché afin de réaliser des enquêtes auprès des pêcheurs travaillant dans les environs de Bamboung. Il interroge ces derniers sur les quantités de poissons pêchées, les espèces, leurs tailles… Les premiers résultats, ainsi que les témoignages de ces pêcheurs, montrent qu’à proximité de l’AMPC, les prises commencent à se faire plus nombreuses. Bamboung fonctionne donc comme une nurserie, comme un vivier qui ensemence les bolongs voisins.

A Bamboung, il suffit de plonger la main dans le sable pour en sortir des poignées de grosses coques blanches et noires dont les dugongs, ces gros mammifères marins paisibles et farouches, se régalent. Famara et Biram, tous deux guides éco-touristiques nous font découvrir la richesse de la mangrove à marée basse, ainsi que la faune terrestre. Les huîtres pullulent, les crabes violonistes aux éclatantes couleurs violettes et aux pinces disproportionnées creusent les étendues de sables d’innombrables trous, les poissons filent entre nos jambes lorsque nous traversons un cours d’eau à marée basse, les hérons, perruches, petits perroquets et autres calaos égayent l’atmosphère de leurs chants, et les traces de phacochères et de hyènes fraîchement imprimées dans le sable humide témoignent de l’abondance de la faune. Car la chasse est également interdite. Un bruissement de feuille, et c’est un singe qui s’évapore dans la mangrove ; une fente dans un énorme baobab creux, et c’est la forte odeur de fauve de la chauve-souris qui envahit vos narines avant que la vue ne s’adapte au noir pour repérer quelques chiroptères endormis…

 

Crabe violoniste : le mâle possède une grosse pince, instrument de séduction des femelles 

 

Ancien campement de pêcheurs. Des monticules de coquilles d’huîtres témoignent des pêches passées. Une fois brûlée, ces coquilles fourniront la chaux nécessaire à la construction des quelques maisons « en dur ».

 

 Racines aériennes de palétuviers chargées d’huîtres

 

Pêcheur en charge des enquêtes
 

L’implication des villageois n’est pas un vain mot. L’ensemble des règles de gestion de l’AMPC a été établi par la population locale. L’Océanium a certes contribué au débat, faisant tout une série de proposition, mais aucune règle n’a été imposée. D’autre part, depuis mi-2006 l’Océanium n’intervient plus dans la gestion du campement. L’auto-financement est total, ce qui constitue l’une des forces du projet. En 2008, environ 800 touristes ont fréquenté le site, demeurant en moyenne entre une et trois nuit dans ce lieu paisible. Nous nous sommes posé la question du profil de ces touristes : sont-ils tous des écolos convaincus, des touristes aventuriers ou des scientifiques naturalistes ? En réalité les motivations qui conduisent ces éco-touristes à Bamboung semblent multiples : certains souhaitent en effet découvrir les richesses de la mangrove comme ces palétuviers blancs qui excrètent des cristaux de sel à la surface de leurs feuilles ; observer et surtout écouter le chant de nombreux oiseaux qui improvisent chaque soir un nouveau concert ; tenter d’apercevoir quelques phacochères s’aventurant sur le sable ou encore surprendre le passage silencieux dans dugong qui fend la surface de l’eau dans un souffle imperceptible. Mais nous rencontrons également un couple de jeunes travaillant à Dakar et recherchant simplement le calme le temps d’un week-end. Seul point commun, il faut reconnaître que nous croisons une forte majorité de blancs. Mamadou nous apprend cependant que des écoles viennent parfois visiter l’AMPC. La sensibilisation des jeunes est essentielle pour ancrer ce type de démarche dans la conscience collective. 

 

L’excrétion de cristaux de sel par les feuilles du palétuvier blanc permet sa survie dans un milieu très concentré en sel. 

 

Mangrove à marée basse, zone de frayère où les alevins pullulent.

 

 Mangrove

 

            Le bon fonctionnement du campement, la gestion de l’AMPC par la population locale, l’augmentation du nombre de poissons dans et autour de Bamboung, le retour de certaines espèces. Tous ces éléments positifs ont eu raison des plus sceptiques, et Babacar est aujourd’hui fier de nous apprendre que l’immense majorité des pêcheurs reconnaît l’intérêt de cette mise en réserve et bénéficie même de ses conséquences positives (développement d’un artisanat local lié au tourisme, pêches sensiblement plus abondantes…). Quand on lui pose la question de la transposition de cet exemple sur d’autres zones du Sine Saloum ou d’ailleurs, il reste cependant modéré : « La mise en place d’une AMPC telle que celle de Bamboung implique un investissement très fort des habitants. Les deux ans de bénévolats ont été une période difficile financièrement. Quelques autres AMP ont été créés au Sénégal, mais elles n’existent à l’heure actuelle que sur le papier, car les populations locales n’ont pas été impliquées ». Ce message gagnerait à être largement diffusé auprès des autorités. Bamboung est bel exemple, qui à n’en pas douter fonctionne bien grâce à la sagesse de Babacar, Abdoulaye, Famara, Yankhouba, Biram, Djanoune, Mamadou, Modou et de tous ceux que nous n’avons pas pu rencontrer.

 

 Coucher de soleil sur Bamboung

  

Sans l’implication des villageois entourant l’Aire Marine Protégée Communautaire de Bamboung, nul doute que le succès de cette expérience ne serait une telle réussite.

 

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