Dakar, où le tampon fait loi...

Publié le par Une île deux portraits


Dakar, où le tampon fait loi...

La dernière traversée de notre voyage, celle qui allait nous raccrocher au continent après plusieurs mois passés sur des cailloux atlantiques parfois verdoyants, parfois arides, a été des plus agréables. Probablement en raison de la météo favorable, mais également des communications VHF que nous pouvions régulièrement établir avec Stéphane et Blandine. Nous sommes en effet partis en mini-convoi « Kaneka – La Belle Verte », toujours à portée d’ondes radio, sur un plan d’eau assez calme, pas plus de 2 mètres de creux, et avec un vent pas si défavorable que cela, du près bon-plein, et parfois même du travers. Le trajet Cap Vert – Dakar peut s’avérer pénible à cette période de l’année car les vents dominants de nord-est à est imposent un navigation au près. Dès que le vent approche les 20 noeuds et que la houle est formée l’épreuve s’avère très humide, alors qu’un vent trop orienté à l’est impose de tirer des bords, rendant le trajet interminable. Nous ne regrettons donc pas d’avoir patienter 3 semaines pour dégoter de telles conditions.

Kaneka et la Belle Verte, bord à bord

Le fait de pouvoir discuter avec des amis au milieu de l’océan change réellement le quotidien. La sensation d’être seuls est moindre, bien que la majeure partie du temps nous n’apercevions pas la coque verte qui nous accompagnait. La tentation de décrocher le combiné de la VHF était grande, et nous y avons succombé bien des fois, que ce soit pour chanter une berceuse à l’heure du coucher, préciser notre cap et notre vitesse, indiquer à l’autre la présence de cargos ou des pêcheurs, maudire les agents de Météo France qui, comme par hasard, sont en grève quand nous sommes en mer, décrire le contenu de la boîte de conserve qu’on s’apprête à ouvrir, ou tout simplement entendre la voix d’un être humain, qui lui aussi est de quart pendant que son équipier roupille paisiblement le chanceux… Au petit matin du troisième jour, lorsque les mamelles de Dakar, ces petites collines situées dans le nord de la ville, sont apparues dans l’horizon voilé, nous avons senti les fameuses odeurs de la terre africaine dont on parle tant. Un mélange de terre mouillée, d’encens où se mêlent le parfum iodé de l’océan. Des effluves caractéristiques qui nous sont parvenues à plus de 10 miles des côtes ! A quelques encablures de l’arrivée, suite à deux choix stratégiques différents, Kaneka rasant au plus près de la côte tandis que La Belle Verte s’en éloigne quelque peu, nos deux voiliers se retrouvent côte à côte et virent de bord à se frôler. Débute alors une régate contre le vent pour boucler les quelques miles qui nous séparent du mouillage de l’anse de Hann. Durant trois bonnes heures nous enchaînons les manœuvres, profitant de la proximité de nos bateaux pour quelques séances de photo. Nous virons devant un énorme cargo à l’ancre, slalomons entre les pirogues colorées des pêcheurs qui nous saluent, passons la magnifique île de Gorée recouverte de maisons colorées. A l’arrivée, pour quelques minutes seulement, Kaneka remporte sa première régate (en temps compensé, La Belle Verte est vainqueur car nous sommes partis une heure plus tôt du Cap Vert, reconnaissons-le quand même !), contourne une épave identifiée par son mât qui dépasse largement de l’eau, et vient mouiller non loin de quelques voiliers que nous reconnaissons de suite. Il y a là Black Bird, Ojala, Silalune...

Anse de Hann, scènes d'arrivées des pêcheurs

Pirogue destinée à transporter des clandestins

Alors que nous débarquons grâce à la navette mise à disposition des plaisanciers par le CVD, nous réalisons que la plage n’est finalement pas si paradisiaque que cela. Les premières dizaines de mètres d’eau qui bordent le rivage sont d’une couleur grisâtre suspecte. Un ruisseau rapidement surnommé le « rio merdo », à proximité des lieux, explique la teinte : un flux continu d’eau noire pétrole aux odeurs insoutenables, surtout lorsque le vent est faible, et chargée de détritus se déverse dans la baie. Nous prenons la ferme décision de ne jamais sauter à l’eau, au risque de récolter un staphylocoque ou une autre saleté de ce genre.

 

Bus, dans les rues de Dakar

Lorsqu’on arrive en voilier au Sénégal, mieux vaut savoir qu’un marathon administratif nous attend. Pour être en règle, c’est la patience qui est la règle ! La première étape consiste à se rendre à la Police du port afin d’apposer le visa d’entrée sur notre passeport, sans quoi nous sommes des sans-papiers. Alors que nous attendons le bus pour nous y rendre, Gilles et Patricia, du voilier Silalune, me déconseillent de me présenter aux autorités dans la tenue vestimentaire qui me pare. Le short et les claquettes, ils n’apprécient pas trop. Mieux vaut sortir le grand jeu : pantalon, chaussures fermées et chemise repassée. Qu’à cela ne tienne, Yann, correctement habillé, se chargera des formalités pendant que j’attendrai dehors. Une demi-heure lui suffit pour ressortir victorieux du poste de Police avec nos tampons. Pas même une demande de bakchich, tout commence donc bien ! Maintenant que les hommes sont en règle, nous allons rendre visite aux douanes pour légaliser la présence de Kaneka sur les eaux sénégalaises. L’accueil est froid car avant tout bonjour, nous écopons d’une leçon de morale. Le douanier nous accuse de pénétrer dans les couloirs de l’administration « comme si nous étions à la maison ». Il nous met le nez dans notre impolitesse alors qu’un agent des douanes nous avait invité à rejoindre le bureau en question. L’origine du malentendu est que nous errions effectivement dans le couloir à la recherche du « bureau des douanes », impossible à trouver. Pour cause, sur la porte du fameux bureau, on pouvait lire « service économie ». Lorsque nous expliquons cela au douanier, un jeune homme habillé dans une tenue kaki tirée à quatre épingle qui me rendait plus pouilleux que jamais dans mon short tâché par le sel, il va vérifier l’inscription sur sa porte, semble gêné une fraction de seconde, puis se ressaisit en prenant un feuille blanche sur laquelle il commence à écrire « bureau des d… ». Il finit par abandonner son œuvre, présageant ainsi de futurs fantômes qui déambuleront dans les couloirs à la recherche du bureau non identifié. Saisissant son lourd registre, ici tout est consigné dans ces épais livres et non sur informatique, il note lentement les caractéristiques du voilier avant de m’envoyer dans le bureau de son collègue, en charge des timbres fiscaux. Seulement le collègue a déserté son bureau, et personne ne sait où il est. Débute alors une longue attente. Le portable de cet homme, dont personne ne semble pouvoir remplir la mission, ne répond pas. La chaleur est pesante et la fatigue accumulée lors de notre traversée nous tombe dessus. Nous luttons contre le sommeil devant le bureau. Pas un mot, ou bien simplement une question du douanier qui revient régulièrement : « qu’est ce qu’on fait ? ». Que peut-on répondre hormis « Ben, on attend »… ? L’heure de débaucher est déjà dépassée lorsque notre homme, le fameux Georges que tout le monde cherchait, arrive tranquillement, un petit sac plastique à la main. Objet de son absence : il était parti acheter du poisson…

Nous ressortons fatigués, mais content de pouvoir brandir le passavant qui nous autorise à rester 15 jours sur le territoire.

Aller-retour en taxi, direction les douanes... attention, chemise!

L’étape suivante, c’est la demande d’autorisation temporaire d’importation qui nous permettra de laisser notre voilier 6 mois au Sénégal. Une prolongation du passavant en fait. Du sérieux cette fois, du lourd, car nous allons affronter le Bureau Général des Douanes. La réputation qui entoure cette démarche administrative est quasiment en passe de devenir une légende ! Qui n’a pas frémi devant ces bureaux pleins d’hommes affalés, qui roupillent devant un poste de télévision et qu’il ne faut surtout pas brusquer ou énerver au risque de voir sa demande demeurer plus que de raison tout en bas de la pile de dossiers? Qui n’a pas perdu son calme devant les délais interminables d’obtention du fameux sésame ? Combien d’âmes à bout de force ont fini par lâcher un bakchich pour en finir au plus vite ? Le délai « normal », disons plutôt « habituel » d’attente est de deux semaines. On dépose la demande, puis on attend, en n’oubliant pas de se manifester régulièrement. Lorsque nous avons déposé notre dossier, nous avons été accueilli par M. Coli. Un sénégalais fin, au visage quelque peu émacié, qui note la demande et recueille les photocopies des justificatifs que nous lui tendons. Il nous invite ensuite à le rejoindre derrière le bureau afin de discuter « au calme »… sachant que nous étions les seuls « clients » présents. La manœuvre est en réalité destinée à nous éloigner de ses collègues. D’une voie amicale, nous assurant qu’il souhaite nous aider car nous sommes jeunes, donc vulnérables, il explique qu’il va accélérer la démarche afin de nous obtenir les papiers dans la semaine. D’ailleurs, il nous donne son numéro de portable pour que nous puissions l’appeler et éviter un éventuel déplacement pour rien. Mais « pour faire fonctionner la machine à l’étage » (dixit), il aurait besoin d’un billet de 10 000 FCA (soit 15 euros). Conscient que notre refus peut entraîner un ralentissement de notre demande, nous refusons malgré tout de rentrer dans son jeu en expliquant n’avoir pas d’argent sur nous. Placera-t-il notre dossier en queue de peloton ??

Un peu de détente malgré tout... trivial poursuite-Pop Corn avec Stéph et Blandine

Sur Kaneka, faut gagner se croûte, alors on épluche!

Une semaine passe, et nous voici de nouveau devant le bureau de M. Coli. On se doutait que nous n’aurions pas le papier ce jour-là, mais lorsqu’on découvre que notre dossier n’a pas bouger d’un pouce, toujours à l’accueil, et non dans le bureau d’un douanier, nous réalisons que l’attente sera peut être longue. Hors nous commençons à avoir des fourmis dans les jambes : le Sine Saloum nous attire tant que nous voulons fuir Dakar au plus vite. Je tente alors un premier coup de poker en expliquant que nous avons un rendez-vous important dans le Sine Saloum. Que nous devons y être impérativement dans quelques jours afin de réaliser un reportage. Coli, dont le visage nous fait de plus en plus penser à un serpent, nous promet que tout sera près dans deux jours. Evidemment une fois de plus il n’en est rien, donc le dixième jour arrivant, nous décidons d’obtenir coûte que coûte notre papier. Sans lâcher de bakchich, question d’honneur et de principe ! Le matin du dixième jour, Yann appelle Coli, qui assure que tout sera près en début d’après-midi, mais qu’il faut payer pour le service. Yann demande des explications en mettant en avant la gratuité de ce service, mais le français de Coli devient alors beaucoup plus approximatif. Il n’articule pas et devient incompréhensible sauf pour ce qui est de la demande de bakchich. Lorsque je vois Yann durcir le ton, près à bouffer son interlocuteur s’il était face à lui, je décide de commun accord avec lui que ce sera moi qui parlerai tout à l’heure. 14h, heure d’ouverture des bureaux convenue pour enfin obtenir notre autorisation temporaire d’importation. Le document n’est pas près car il est en cours de frappe. « Revenez dans une heure, ce sera fait ». 15h, le document n’est toujours pas frappé. « Revenez dans une heure ». Craignant de repartir bredouille, nous sortons notre atout. De manière la plus posée et la plus persuasive possible, nous expliquons que notre rendez-vous est extrêmement important, que nous sommes en lien direct avec le Président de Région, et que si l’obtention de notre autorisation traîne, nous appellerons le Président pour que les choses soient faites dans les meilleurs délais. Le visage de Coli change légèrement. Il semblerait qu’il ait mordu à notre hameçon et que l’argument hiérarchique fonctionne. Le temps d’un thé à la menthe, nous revenons pour apprendre que le document est frappé, mais qu’il doit à présent partir à la signature. « Revenez dans une heure ». Il s’agit d’une première petite victoire car grâce à notre connaissance personnelle du Président de Région ( !) notre dossier est passé du milieu au sommet de la pile ! Mais notre patience s’effrite car nous n’étions pas au courant de l’étape signature. Nous décidons donc de rester dans le bureau afin de mettre un peu de pression sur Coli, qui décidément a bien une tête de serpent. De serpent vicelard plus précisément. Il attend son pourboire, ça crève les yeux. Je crois qu’on ne l’aime pas beaucoup, et qu’on est en passe de le détester ! Dans le bureau que nous squattons, nous comptons jusqu’à 8 personnes. Trois hommes sont assis sur le comptoir d’accueil en train de regarder la télévision, deux somnolent, les pieds sur le dossier d’une chaise, Coli erre de ci de là, un autre discute sur son portable, et le huitième griffonne sur un papier. Peut-être travaille-t-il… Ce qui nous surprend pour le moins, c’est que Coli nous explique que l’attente est longue en raison des très nombreux dossiers qu’il faut traiter. « Vous comprenez… ». Persuadé qu’il nous fait mijoter, Yann et moi discutons ensemble de l’attitude à adopter. On n’en peut plus d’attendre, donc la mort dans l’âme j’avance vers Coli et je lui demande une petite audience en privé. Vaincu, je lui demande si un petit billet pourrait faire avancer les choses. Un petit 2000 FCA ? Comble de l’humiliation, il décline mon offre en expliquant qu’au stade où est rendu notre dossier, il ne peut rien accélérer. Moi qui me suis abaissé à proposer un bakchich, me le voir refuser fait bien rire Yann, et à raison !

L’heure de fermeture des bureaux approche sérieusement. Un employé probablement pris de pitié s’adresse directement à nous, sans passer par Coli qui semble littéralement dégoûté, pour nous inciter à monter voir directement le chef. Ni une, ni deux, nous gravissons les étages, heureux de zapper la case Coli ! Une grosse demi-heure plus tard, le secrétaire du chef nous tend le trésor, avant de nous demander des « tickets carburants », jolie formule pour dire bakchich ! Nouveau refus de notre part, mais le papier est à nous. Au rez-de-chaussée, Coli nous attend, près à nous coincer pour gratter sa part. Mais c’est sans compter sur la porte de derrière que nous empruntons, évitant ainsi de croiser une fois de plus un certain regard reptilien.

Finalement, nous sommes fiers de rentrer au CVD en brandissant un simple papier tamponné et signé, obtenu en 10 jours, un record parmi les voiliers présents !


Ile de Gorée, Rico en bas à droite 


De même que nous avons consacré pas mal de temps à régulariser notre situation, nous avons passé plusieurs jours à préparer notre retour en France. Nous souhaitions que tout soit réglé avant de partir pour le Sine Saloum. Gestion du retour de Kaneka en France, achat des billets d’avion et de ferry pour notre retour de Casamance… Fort heureusement, nous avons pris le temps de parcourir quelques marchés et de visiter l’île de Gorée.

C’est avides de nature que nous avons fini par reprendre la mer, direction le Sine Saloum et l’aire marine protégée communautaire de Bamboung.

 


Alors que nous pensions mouiller dans quelque port insalubre, aux eaux grasses où les hydrocarbures disputeraient la place aux déchets flottants, le Cercle de Voile de Dakar (CVD) est planté au bord d’une immense plage de sable blanc bordée de cocotiers et recouverte de ces belles pirogues sénégalaises, de toutes tailles, du modèle miniature conduit parfois par un enfant armé d’une simple pagaie, aux imposants modèles embarquant plus de trente hommes parfois à 100 km des côtes. Les rouge, vert et jaune sont les couleurs dominantes de ces barques élancées, munies d’étranges rostres à l’avant comme à l’arrière que tout voilier redoute de rencontrer. C’est sur de telles pirogues géantes que certains sénégalais n’hésitent pas à embarquer pour aller chercher une vie meilleure en Europe, via les Canaries. Les récits glanés ça et là nous plongent dans une triste réalité, celles d’hommes qui sont prêts à tout pour rejoindre ce qui leur semble être un monde meilleur. Le sujet s’aborde facilement ici car de nombreux pêcheurs parlent ouvertement de leur désir de fuir, de trouver un emploi bien rémunéré qui permettra de nourrir la famille restée au pays. Le propriétaire d’une grande pirogue en construction n’hésite ainsi pas à nous avouer que l’embarcation à pour vocation le transport de clandestins. Difficile d’imaginer que près de 90 personnes se serreront dans si peu d’espace, sans aucun confort, et avec pour tout mode de propulsion un moteur de 40 CV susceptible de tomber en panne sans solution de secours.


Le CVD, c’est un peu le Club Med du plaisancier. Un petit monde de blancs où tout est beau et calme, où les fleurs apaisent l’âme du marin qui vient d’affronter la tempête, où la bière est plus chère qu’ailleurs, où le Wifi permet de passer des heures à surfer sur Internet ou à discuter via Skype avec nos familles et nos amis, où les chats pullulent sans peur des conséquences de la consanguinité et où la présence de gardiens assure la sécurité. Mais comme la plupart des marins de passage, si nous sommes critiques sur certains points, c’est le côté « guetto » qui dérange, nous apprécions beaucoup les services rendus par le CVD. La présence seule d’un terrain de pétanque justifie l’existence de cette institution ! Combien de parties trépidantes nous avons joué ? Combien de bouteilles de bières et de pastis nous avons vidé ?
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M
Contente d'avoir de vos nouvelles !! Bon courage pour la suite ;-))
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